« Tout
homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale, et
adhérer au syndicat de son choix », énonce l’alinéa 6 du Préambule de la
Constitution de 1946.
Cette disposition fait de la liberté
syndicale une liberté à valeur constitutionnelle, reconnue dans plusieurs
décisions par le Conseil constitutionnel[1].
La liberté syndicale peut être définie
sur un plan individuel comme le droit de tout travailleur ou d’un employeur de
s’affilier au syndicat de son choix[2]. Elle peut être également entendue comme le fait de se
retirer d’un syndicat librement ou de rester en dehors de tout syndicat[3]. Sur le plan collectif, la liberté syndicale est le droit
des syndicats de se constituer librement[4].
Néanmoins, comme toute liberté, elle
connait des limites et doit être encadrée.
La liberté syndicale doit être
considérée comme une liberté publique fondamentale, en ce qu’elle est consacrée
par les textes à valeur constitutionnelle, les traités et conventions
internationales, et la loi interne. Le législateur de la IIIe République a posé
le principe de la liberté syndicale, liberté qui n’était pas proclamée par les
textes, comme notamment la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de
1789 du fait de l’interdiction des corporations par les révolutionnaires.
Dans un premier temps, la loi Le
Chapelier du 14 juin 1791 est venue interdire les corporations et l’exercice
d’une activité syndicale. Malgré cette prohibition, les premiers syndicats
ouvriers sont apparus dans l’illégalité[5].
Dans un second temps, la légalité de
ces groupements a finalement été consacrée par la loi Waldeck-Rousseau du 21
mars 1884, avant d’être confortée pas les conventions internationales telles que
la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales de 1950 en son article 11-1, ou encore les conventions n°87 et 98
de l’OIT en leurs articles 2.
Quant à la liberté d’exercice du droit
syndical dans l’entreprise, elle a été consacrée par la loi du 27 décembre
1968, avant d’être précisée par la loi du 28 octobre 1982 ayant abouti à la
rédaction de l’article L. 411-1, aujourd’hui article L. 2131-1 depuis la loi du
20 août 2008[6] relatif à l’objet des syndicats : « Les
syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l'étude et la défense des
droits ainsi que des intérêts matériels et moraux, tant collectifs
qu'individuels, des personnes visées par leurs statuts ».
La seule sanction à une violation des
règles de constitution d’un syndicat professionnel est prévue à l’article L.
2136-1[7] : la dissolution du syndicat à la demande du procureur de
la République. Or, cette sanction à la violation de l’article L. 411-1 a été
assortie d’une action en contestation de la qualité de syndicat professionnel
par la Cour de cassation en 1998.
Une série de trois arrêts de principe
rendus par la Chambre mixte le 10 avril 1998[8] portaient sur la recevabilité de l'action en contestation
de la qualité de syndicat pour illicéité de l'objet d’un groupement. Deux
d'entre eux ont eu un impact retentissant puisqu’était en jeu le système de
représentativité syndicale, menacé par son instrumentalisation par le Front
national, qui s'était implanté au sein des services publics de l’administration
pénitentiaire[9] et de la Police nationale[10]. Était donc mise en cause l'instrumentalisation du
syndicat à des fins exclusivement politiques, mais également une idéologie
manifestement incompatible avec la qualité de syndicat professionnel.
Dans la première affaire relative à la
contestation de la qualité de syndicat du syndicat Front national
pénitentiaire, la Cour d’appel de Montpellier avait déclaré l'action en
contestation de la qualité de syndicat irrecevable, et ne reconnaissait que
l'action de l’ancien article L481-1, l’action en dissolution du groupement à
l’initiative du parquet, notamment en raison du fait que le juge ne peut
contrôler l’exercice d’une liberté publique hors les cas prévus par la loi.
Cette décision fut cassée par la Chambre mixte, qui a réitéré cette position
dans l'affaire du Front national de la Police (FNP).
Dans la troisième affaire relative au
FNP le tribunal d’Evry, saisi en première
instance par des organisations syndicales ayant été rejointes par les
fédérations des syndicats CGT de la police et CFDT de l’Intérieur, avait rejeté
la fin de non-recevoir soulevée par le FNP, à raison de la non-conformité de
son objet l’empêchant de se prévaloir de la qualité de syndicat
professionnel. La chambre mixte de la
Cour de cassation consacre cette nouvelle action en
contestation de la qualité de syndicat pour illicéité de son objet, pourvu que
les demandeurs justifient d’un intérêt légitime, à l’initiative de la Cour
d’appel de Paris[11]. Cet arrêt fut
déterminant, notamment sur les critères constitutifs d’un véritable syndicat
professionnel : un groupement réservé à la défense et à l’étude du droit de ses
adhérents, sans clivages ni objectifs essentiellement politiques. Les juges du
fond avaient considéré que le FNP n’était que l’instrument du parti politique
dont il servait les intérêts fondés sur des distinctions entre les individus.
Après
s’être vu interdire de bénéficier des droits réservés aux syndicats
professionnels, et de se prévaloir de cette qualité, le FNP a formé un pourvoi
assorti d’un premier moyen invoquant l’impossibilité pour une personne, autre
que le parquet en application de l’article L. 481-1 ancien (article L. 2136-1
nouveau) du Code du travail, de contester sa qualité de syndicat. Pour le
groupement, cela revenait à prononcer une dissolution qui ne peut, à la lettre
du texte, qu’être demandée par le Procureur de la République.
Le second moyen formulé par le FNP met
en avant le fait que son activité était conforme à l’objet figurant à ses
statuts, et que la décision de la Cour d’appel violait l’article L. 411-1 pour
insuffisance de motifs. Le FNP considère que l’appréciation de l'activité d’un
syndicat doit se faire dans le cadre de ses statuts, qui sont ici conformes à
l'exigence de l'article L. 411-1.
L’intérêt majeur de cet arrêt est
d’étudier l’une des limites de la liberté syndicale : l'illicéité de l'objet du
groupement, se traduisant en l’espèce par le détournement de la finalité du
syndicat professionnel des fins politiques. Cet arrêt vient préciser les
exigences d'indépendance et de respect des valeurs républicaines, qui sont, en
application de la loi du 20 août 2008 des critères de la représentativité du
syndicat.
La chambre mixte, avait à répondre à
la question de savoir si l’action en contestation de la qualité de syndicat
professionnel d'un groupement, distincte de celle de l’ancien article L. 411-1
réservée au parquet, était recevable. De plus la Cour avait à déterminer la
frontière de l'illicéité de l'objet d'un syndicat, notamment par rapport à son
affiliation à un parti politique et à l'expression d’opinions.
Dans un premier temps, il sera
intéressant de se pencher, sur l’encadrement renforcé de la liberté syndicale,
principe à valeur constitutionnelle qu'il convient de protéger en la limitant
(I), puis dans un second temps, sur ce qui détermine l’illicéité de l'objet
d'un syndicat professionnel (II).
I. L’encadrement renforcé de la liberté
syndicale
Par cet arrêt de rejet, la Chambre
mixte encadre l’exercice de la liberté syndicale, principe à valeur
constitutionnelle qu'il convient de protéger, notamment en en prévenant les
abus. Pour se faire, elle consacre l’action en contestation de la qualité de
syndicat professionnel, distincte de l’action réservée au Procureur de la
République (article L. 2136-1). Cette action en contestation avait toujours été
rejetée par la jurisprudence, mais fut admise dans cet arrêt (A). Elle reste
néanmoins cantonnée à la justification d’un intérêt légitime de la part des
demandeurs (B).
A. La consécration de l’action en
contestation de la qualité de syndicat professionnel
La Chambre mixte de la Cour de cassation, pose un attendu
de principe des plus clairs, rejetant le premier moyen du FNP. En se fondant
sur les dispositions relatives au principe de la liberté syndicale, elle énonce
que ce principe n’empêche pas pour autant la contestation de la qualité de
syndicat : « ce principe ne fait pas obstacle à ce que toute personne
justifiant d’un intérêt légitime soit recevable à contester la qualité de
syndicat professionnel d’un groupement ».
Comme le précise Jean Merlin[12], ce n’est pas la liberté de constitution du syndicat qui
est limitée puisque le FNP a pu se constituer librement, mais c’est l’exercice
de son activité par la suite qui peut faire l’objet d’une action en
contestation. Cette solution marque l’encadrement nécessaire de l’exercice de
cette liberté syndicale, permettant d’éviter les dérives et les détournements
de la finalité de l’action syndicale. L’avocat général de la Cour de cassation,
M. de Caigny, avait privilégié cette solution en affirmant que refuser la
reconnaissance de cette action en contestation « reviendrait à priver
quiconque du droit de dénoncer l’usage abusif d’une liberté publique »[13].
En application de l’article L. 2131-2,
aucun contrôle préalable à la constitution du groupement n'est effectué, mais
la Cour de cassation reconnait en l'espèce un contrôle de l’activité syndicale
a posteriori, dans le cadre de son exercice. À la suite de ce contrôle
de la qualité de syndicat, les juges du fonds peuvent déduire si le groupement
peut se prévaloir de l’existence d’un droit syndical.
Cet arrêt marque un important
revirement de jurisprudence, puisque la chambre sociale en 1994[14] avait déclaré irrecevable une action comparable, apportant
ainsi une certaine sécurité aux syndicats qui ne pouvaient se voir contester
leur qualité, l’article L. 481-1 étant alors interprété strictement. Il
s’agissait de la première fois où la Cour de cassation était confrontée à la
contestation de la qualité de syndicat d’un groupement pour illicéité de son
objet. De plus, elle n'avait pas de recul sur la question et interprétait
l'ancien article L. 481-1 du Code du travail comme seule possibilité envisagée
par le législateur pour contester la régularité de la constitution des
syndicats et la licéité de leur objet. Or, comme le fait remarquer le
rapporteur Ancel[15], « l’arrêt (de 1994) se prononce en matière de
violation des règles de constitution du syndicat. Or, nous sommes ici en
matière de contestation de la licéité de l’objet du groupement, et de la nature
syndicale de ce groupement, ce qui est différent ». En effet, pour
contester la régularité de la constitution du syndicat, et pour en demander la
dissolution, il faut encore que ce groupement soit considéré comme un syndicat,
ce que tend à déterminer l’action en contestation de la qualité de syndicat
reconnue ici. Partant, la Haute juridiction considère distinctement les deux
actions, justifiant le rejet du pourvoi fondé sur la jurisprudence de 1994.
Ainsi, la seule personne recevable à
agir était le procureur de la République, donnant un caractère exceptionnel à
cette action.
De nombreux auteurs, dont Robert
Brichet[16] ou encore Jean-Claude Javillier[17] ont adhéré à cette
position, l’irrecevabilité de la contestation par tout intéressé permettant
d’éviter les rivalités entre certains groupements, des saisines intempestives,
ou encore des représailles de la part d’un employeur.
C’est la position inverse qu’a décidé
d’adopter la Cour de cassation, reconnaissant la recevabilité de l’action
intentée par plusieurs organisations syndicales contre le FNP. Elle accueille
ainsi le raisonnement des juges du fond, qui avaient distingué l’action en
dissolution de l’action en contestation de la qualité de syndicat, cette
dernière visant à faire constater que le groupement ne constitue pas un
syndicat. Ce revirement pourrait s'expliquer par l’impossible maintien de la
qualité de syndicat du FNP, puisqu’il est question de poursuite
« d'objectifs d'ordre exclusivement politiques et d’idéologie
discriminatoire ». Dans l'arrêt de 1994, il s’agissait d’activités illicites
de denturologie, non pas qu’elles correspondent davantage à l’objet du
syndicat, mais cette question attisait moins la polémique. Le parquet n'avait
pas utilisé l'article L. 481-1 du Code
du travail (nouvellement article L2136-1 du Code du travail) dans l'affaire
FNP, au risque que cela soit interprété comme une censure des opposants
politiques.
De plus, la chambre mixte vient
pallier le manque de dispositions législatives en la matière, à l’instar de la
liberté d’association, puisque la loi du 1er juillet 1901 prévoit la
possibilité pour les tiers d’agir en dissolution[18].
Malgré la permission de la Cour de
cassation d’intenter une action en contestation de la qualité de syndicat
professionnel d’un groupement, celle-ci conditionne la recevabilité de cette
action à la justification d’un intérêt légitime.
B. La recevabilité de l’action
conditionnée à un intérêt à agir
La
Chambre mixte ne conteste pas la recevabilité de l’action introduite par un
nombre important de syndicats contre le FNP. En effet, elle conditionne la
recevabilité de l’action en contestation de la qualité de syndicat
professionnelle à un intérêt légitime à agir[19]. Il s’agit ici de l’application des articles 31 et 32 du
Code de procédure civile, chaque action devant être justifiée par un intérêt à
agir pour que les prétentions des parties puissent être examinées et déclarées
recevables par les juges du fond.
La question ne se posait pas à la Cour
de cassation de justifier les conditions nécessaires pour remplir cet intérêt à
agir dans le cadre de cette action en contestation de la qualité de syndicat
professionnel, ce qui n’est donc pas déterminé en l’espèce. En procédure
civile, la recevabilité de l’action est conditionnée à un intérêt personnel,
direct, né et actuel. Or, la contestation de la qualité de syndicats par
d’autres syndicats peut-elle illustrer la défense d’un intérêt personnel,
procurant un avantage, une utilité à ces derniers ? Il s’agirait plutôt de la
défense de l’objet même, de la raison d’être d’un syndicat professionnel, afin
d’assurer la pérennité d’une liberté publique, à valeur constitutionnelle.
On peut se demander si préciser
l’exigence de cet intérêt à agir en l’espèce, exigible pour toute action en
justice, ne serait pas un moyen utilisé pour temporiser ce qui pourrait être
interprété comme une entrave à la liberté syndicale, alors que cette action est
pourtant nécessaire à sa protection. En effet, la chambre mixte a considéré en
l’espèce que la Cour d’Appel « qui a constaté que les syndicats avaient un
intérêt légitime à agir, a décidé, à bon droit, que leur action était
recevable ». Cette formulation sous-entend que la Cour de cassation a
effectué un contrôle lourd du raisonnement des juges du fond pour caractériser
cet intérêt à agir. Ce contrôle est effectivement nécessaire pour accueillir
cette action, pouvant vite dériver en une atteinte à la liberté syndicale en
cas de saisines intempestives.
La chambre mixte fait ainsi de cette
action en contestation de la qualité de syndicat une action dans l’intérêt
propre du syndicat, puisque les organisations syndicales aspirent à faire
respecter l’objet qui les détermine pour voir conserver leur légitimité. Comme
l’affirme l’avocat général dans ses conclusions, « défendre l’usage de la
liberté syndicale n’est pas contraire aux intérêts des syndicats, bien au
contraire ». Référence est également faite à l’intérêt collectif[20] que cette action pourrait revêtir,
puisqu’ « interdire à des personnes dont le but est de poursuivre
autre chose que la défense des travailleurs »
Il souligne également le fait que
cette action ne peut être refusée à l’employeur, le syndicat professionnel
étant un « interlocuteur quasi permanent de l’employeur dans le domaine
des relations de travail. Il ne saurait être admis que l’employeur ait
comme partenaire, parfois comme adversaire, des personnes appartenant à un
organisme n’ayant pas pour objet la représentation des droits des
travailleurs. »
Ainsi, la recevabilité de l’action en
contestation ne détermine pas la recevabilité des prétentions, conditionnées
toujours au bien-fondé des moyens de fait ou de droit.
La chambre sociale a sur ce point
précisé en 2000[21] que l’intérêt à agir d’un syndicat n’était pas conditionné
à la démonstration préalable par celui-ci du bien fondé de son action : de
fait, l’existence d’un intérêt à agir ne signifie pas que l’action aboutira.
Cette affirmation permet donc de rassurer quant à l’entrave à la liberté
syndicale, et la remise en cause du caractère institutionnel de la liberté
syndicale.
Si les juges du fond, comme ce fut le
cas en l’espèce, perçoivent un intérêt à agir et accueillent les motivations
des demandeurs quant à l’illicéité de l’objet du syndicat, alors la sanction
sera l’interdiction de se prévaloir de cette qualité, et la perte de ses
prérogatives.
De cette recevabilité de l’action en
raison de l’intérêt à agir des demandeurs, s’en suit la reconnaissance par la
Cour de cassation du bien-fondé des motivations des juges du fonds, permettant
de remettre en cause la licéité de l’objet du syndicat. Le FNP peut en effet
être considéré comme un cas d’école au détournement de la finalité même du
syndicat professionnel.
II. La précision des conditions de licéité de l’objet
d’un syndicat professionnel
Par
cet arrêt, la Cour de cassation précise les conditions de validité de l’objet
du syndicat. Dans son second attendu, elle proclame que le syndicat ne doit en
aucun cas poursuivre d’objectifs essentiellement politiques dans son action,
conformément au principe de spécialité des syndicats (A), puis impose le
respect du principe de non-discrimination au syndicat (B).
A. L’application rigoureuse du principe de
spécialité
La
Cour de cassation rejette le second moyen estimant « que, par
l'application combinée des articles 1131 du Code civil, L. 411-1 et L. 411-2 du
Code du travail, un syndicat professionnel ne peut être fondé sur une cause ou
en vue d'un objectif légitime, qu'il en résulte qu’il ne peut poursuivre des
objectifs essentiellement politiques ni agir contrairement aux dispositions de
l’article 122-45 du Code du travail et aux principes de non-discrimination
contenus dans la Constitution, les textes à valeur constitutionnelle, et les
engagements internationaux auxquels la France est partie ».
La mention de l'article 1131[22]
du Code civil illustre l'illicéité de la cause du syndicat. En visant les
articles L. 411-1 et L. 411-2, la Cour indique que l’illicéité porte aussi sur
l’objet.
L’application du droit commun des
contrats, comme l’explique Antoine Jeammaud[23],
signifie que la Cour de cassation considère les statuts d’un syndicat
professionnel comme un contrat, dont l’illicéité de son objet, en violation des
articles L. 411-1 et L. 411-2 serait
sanctionnée par la nullité.
Le FNP avait invoqué contre
l’argumentation des juges du fond que ses statuts, dans leur rédaction, étaient
conformes aux exigences des articles L. 411-1 et L. 411-2 concernant l'objet
d'un syndicat professionnel. En précisant que la Cour d'appel retient
souverainement que le « FNP n'est que l'instrument d'un parti politique
qui est à l'origine de sa création et dont il sert exclusivement les
intérêts », la Cour de cassation réfute cette argumentation en concentrant
l’examen des objectifs du groupement sur son action, et non pas sur la
formulation de ses statuts.
La première cause d’illicéité de
l’objet du groupement soulevée par la chambre mixte en l’espèce, à côté de
l’irrespect du principe de non-discrimination, est la « poursuite
d’objectifs essentiellement politiques ».
Il s’agit là d’une manifestation du
principe de spécialité des syndicats professionnels prenant sa source dans
l’article L. 2131-1 du Code du travail[24].
Ce principe conditionne l’activité du syndicat au respect de l’objet légal et
de son objet statutaire. L’avocat général avait quant à lui déclaré que la Cour
de cassation avait à « apprécier si l’arrêt de la Cour d’appel de Paris a
fait une exacte application du principe de spécialité », ce qui fut le cas
en l’espèce.
Toute personne morale est créée en vue
d’un objectif déterminé à atteindre, et celui des syndicats est la défense
d’intérêts individuels et collectifs. En effet, leur objet légal relève
exclusivement de la défense des droits et intérêts professionnels, ainsi que la
représentation de ses adhérents, illustrée par l'article L. 2131-1 du Code du
travail. La spécialité du syndicat est sa raison d'être, et la poursuite
d’objectifs essentiellement politiques rendrait son objet illicite. La chambre
mixte rappelle donc dans cet arrêt l'exigence du caractère professionnel de
l'objet du syndicat.
En l’espèce, les juges du fond ont
souverainement constaté que l’étiquette Front national était trop présente
selon la chambre mixte, mais également que le FNP était sous la dépendance et
servait de propagande à l’idéologie du parti au sein de la Police nationale. Le
respect du principe de spécialité des syndicats étant laissé à l’appréciation
souveraine des juges du fond, la Cour de cassation ne pouvait revenir sur son
constat que l’on peut considérer comme bienvenu.
Antoine Jeammaud dénonce un
détournement de la finalité du syndicat professionnel, une fraude à la loi,
incontestable en l’espèce.
Cette instrumentalisation du FNP par
le Front national dans le but de servir ses intérêts est contraire au critère
de l’indépendance, repris[25]
par la Position commune et conservé par la loi du 20 août 2008, critère le plus
impérieux et originel pour établir la représentativité d’un syndicat
professionnel[26].
Or, sans indépendance, il n'y a pas de
syndicat véritable. Dans les faits, l'action de toute organisation syndicale
est potentiellement politique, puisqu’ « elle permet l'expression
d’intérêts individuels, participant à la formation d’un intérêt général, et
peut même être interlocutrice des pouvoirs publics[27] ».
La seule mise en œuvre d’opinions
politiques comme moyen de réaliser son objet ne constitue pas à lui seul un
manque d’indépendance, la finalité n’étant pas dans ce cas uniquement à
caractère politique. Ce que ne tolère pas la Cour de cassation en l'espèce,
c'est que le FNP soit utilisé comme instrument de propagande du Front national.
En effet, certains auteurs[28]
soulignent que la poursuite d'objectifs essentiellement politiques est
incompatible avec cette exigence d'indépendance des syndicats. Le fait pour un
syndicat d'être lié à un parti politique ou soutenu par un employeur lui ferait
perdre de sa combativité, puisque son objet ne se contenterait plus de la seule
défense des intérêts de ses adhérents. À côté de la nécessaire indépendance vis-à-vis
de l’employeur[29],
la chambre mixte vient en l'espèce préciser le critère de l'indépendance du
syndicat vis-à-vis des partis politiques. Cette absence d’autonomie met en
péril la capacité pour les syndicats d’exercer librement leurs contestations.
L’illicéité de l’objet du syndicat FNP
ne pouvait qu’être reconnue par les juges du fond, puisqu’en plus de poursuivre
des objectifs essentiellement politiques, le groupement prône des distinctions
fondées sur la « race , la couleur, l’ascendance, l’origine nationale
ou ethniques », pratiques condamnées par la loi (article L. 122-45 du Code
du travail, article 225-1 du Code pénal), la Constitution et les conventions
internationales, et par la Cour de cassation dans son attendu de principe .
B. L’indispensable respect du principe de
non-discrimination
La
Cour de cassation énonce dans son attendu de principe les dispositions
relatives au principe de non-discrimination : l’article L. 1132-1 du Code du
travail (anciennement article L. 122-45), les dispositions constitutionnelles[30],
et les engagements internationaux[31].
L’utilisation de l’article 1131 du Code civil pour justifier de l’illicéité de
la cause du FNP est d’autant plus appropriée que ces distinctions entre les
individus sont contraires à l’ordre public, et justifient à elles seules la
perte de la qualité de syndicat du FNP.
Par principe, un syndicat doit être
ouvert aux individus de toutes origines. Indépendamment des confessions
religieuses et opinions politiques qui peuvent être utilisées comme moyens pour
réaliser la défense des intérêts individuels et collectifs (et non la
propagande d’une idéologie politique ou religieuse), un syndicat ne peut se
prévaloir d’une idéologie fondée sur l’exclusion et prônant les
discriminations. Les statuts d'un syndicat ne sauraient à l'avance exclure tel
ou tel adhérent en fonction de son origine, et doivent unir les travailleurs
indépendamment de celle-ci. Partant, le FNP « ne semble pas avoir sa
place dans le mouvement syndical français »[32]
.
La chambre mixte termine sa décision
par une position des plus claires et illustrant la violation du principe de
non-discrimination : le FNP « sert exclusivement les intérêts et les
objectifs (du Front national) en prônant des distinctions fondées sur la race,
la couleur, l'ascendance, l'origine nationale ou ethnique ». Une telle
idéologie du groupement, basée sur la préférence nationale et
ethnique[33]
pour le maintien dans l’emploi, prônant la discrimination à l’embauche, avec un
objectif d’exclusion et de discrimination dans le milieu du travail est
incompatible avec l’idée même de syndicat, de défendre les intérêts individuels
et collectifs de la profession.
Le fait de prôner les discriminations
ne fait qu’accentuer la caractérisation de l’illicéité de l’objet du FNP en
plus d'être l’instrumentalisation d’un parti politique, puisque d'une part un
syndicat doit respecter une certaine « éthique syndicale »,
comportement respectant les valeurs républicaines, selon Jean Merlin. D’autre
part, il s’agit en plus d’un syndicat représentant des forces de l’ordre devant
afficher une certaine neutralité pour assurer leur mission de service public,
pouvant justifier l’intransigeance de la Cour de cassation. Un syndicat
représentant les forces de l’ordre est de fait assimilé au service public.
Selon les auteurs du Précis Dalloz[34],
le législateur a entériné cet arrêt avec l’adoption d’un critère de la
représentativité syndicale : « le respect des valeurs
républicaines », remplaçant le critère obsolète de « l’attitude
patriotique pendant l’Occupation ». La position commune du 9 avril 2008,
antérieure à l’adoption de la loi du 20 août 2008, précisait que ce nouveau
critère implique « le respect de la liberté d’opinion, politique,
philosophique ou religieuse, ainsi que le refus de toute discrimination, de
tout intégrisme, et de toute intolérance ». Cette position commune semble
consacrer la jurisprudence FNP, la Cour de cassation ayant estimé incompatible
l’exercice de l’activité syndicale à la propagande discriminatoire contraire
aux droits fondamentaux.
La constatation de l'irrespect des
valeurs républicaines ayant pour conséquence l’illicéité de l’objet du
syndicat, dépend de l'appréciation souveraine des juges du fond. Plus
tardivement, la Cour de cassation a posé le principe selon lequel la charge de
la preuve en matière de contestation du respect des valeurs républicaines
revient au demandeur[35].
Puis, la prise en compte des mentions figurant dans les statuts pour apprécier
la satisfaction de ce critère a de nouveau été écartée, pour ne prendre en
compte que la seule action du syndicat[36],
tout comme la Cour de cassation a pu l’affirmer en l’espèce.
À la suite de la consécration de ce
critère du respect des valeurs républicaines par la loi, impulsée par l’arrêt
FNP, la Haute juridiction est revenue sur cette exigence dans un arrêt
concernant le Syndicat des travaillistes corses[37],
ce dernier prônant la « corsisation » des emplois. Cet arrêt est un
exemple de l’insuffisance de preuve en matière d’action en contestation de la
qualité de syndicat pour illicéité de son objet, qui peut faire l'objet de
contestation puisqu'il s'agissait de tracts prônant la corsisation des emplois.
Même si l’on constate que la Cour de cassation impose une stricte motivation de
leur décision aux juges du fond, limitant ainsi l’atteinte à l’exercice de la
liberté syndicale qui pouvait être reproché à l’arrêt FNP, cette solution est
difficile à comprendre. Cela laisse penser que la déchéance de la qualité de
syndicat n'est qu'une question d’opportunité, le respect du principe de
non-discrimination étant apprécié subjectivement.
[1]
Conseil constitutionnel, n°80-127 DC du 19 janvier 1981, loi sécurité et liberté ;
Conseil constitutionnel, n°89-257 DC du
25 juillet 1989, loi sur la prévention du licenciement économique et la
conversation.
[2] C. Trav., art. L. 2141-1, anciennement C. Trav., art. L.411-5 sur la
liberté syndicale positive du salarié
[3] C. Trav., art. L. 2141-3, anciennement C. Trav., art. L411-8 sur la
liberté syndicale négative du salarié
[5] Gilles Auzero,
Emmanuel Dockès, Dirk Baugard,
Droit du travail, Précis, Dalloz, 32ème édition, p.1265
[7] C. Trav., art L. 2136-1 sur l’action en dissolution du syndicat à la
demande du parquet, anciennement art. L481-1
[8] Cass.
mixte, 10 avril 1998, n°97-13.137 : l’action
en contestation de la qualité de syndicat « Syndicat d'organisation de la
profession d'ostéopathes diplômés d'Etat en kinésithérapie » est déclarée
recevable en application du raisonnement des juges du fond (rejet).
Cass.
Mixte, 10 avril 1998, n°97-16.970 : l’action
en contestation de la qualité de syndicat « Front national
pénitentiaire » est déclarée recevable en raison de l’intérêt à agir des
demandeurs au pourvoi (cassation).
Cass.
mixte, 10 avril 1998, n°97-17.870 : l’action
en contestation contre le Syndicat « Front national de la Police »
est déclarée recevable en application du raisonnement des juges du fond
(rejet).
[12]
Jean Merlin (Conseiller rapporteur
à la Cour de cassation), « A propos des syndicats Front national
pénitentiaire et Front national de la Police», Droit social, 1998,
p.565.
[13] Conclusions
de M. de CAIGNY, avocat
général à la Cour de cassation, concernant les 3 pourvois du 10 avril 1998.
[14] Cass.
soc, 6 avril 1994, n°91-20.764 : « La seule sanction de la violation des règles de
constitution des syndicats professionnels est la dissolution, qui ne peut être
prononcée qu’à la diligence du procureur de la République ».
[18]
Article
3 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative à
la liberté d’association : les associations fondées sur une cause ou en vue
d'un objet illicite sont sanctionnées par la nullité. En cas de nullité, la
possibilité est donné à tout intéressé ou au ministère public de demander la
dissolution de l'association au tribunal de grande instance.
[20] C.trav,. art. L.2132-3, anciennement L.411-11, concernant l’action
dans l’intérêt collectif de la profession des syndicats
[22] Article 1131 ancien du Code
civil : « L'obligation sans cause, ou sur une fausse
cause, ou sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet. »
Suppression de la notion de cause par l’Ordonnance n°
2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime
général et de la preuve des obligations. Désormais, le Code civil aborde le
contrôle de l’existence d’une justification à l’obligation contractée par les
notions de contenu à l’article 1128 (cause objective), et de but à l’article 1162 (cause subjective).
[23] Antoine Jeammaud,
« L’échec des syndicats Front national devant la Cour de cassation »,
Recueil Dalloz
1998, p.389
[25] Loi du 11 février 1950 : donnant un cadre juridique et
institutionnel aux relations professionnelles, elle fixe cinq critères
permettant rétablir la représentativité d'un syndicat, dont l’indépendance fait
partie (indépendance, effectifs, cotisations, expérience/ancienneté, attitude
patriotique sous l’Occupation)
[27] Gilles Bélier,
HJ Legrand,
Aurélie Cormier-Le Goff,
Le Nouveau droit de la négociation collective,
Editions Wloters Kluwer, 6ème édition, p.75
[28] Elsa Peskine,
Cyril Wolmark,
« Droit du travail 2020 », Hypercours
Dalloz, 13ème édition, p.557
[29] Cass.
soc, 31 janvier 1973, n°72-60.076 : sur un
syndicat recevant des subventions spéciales de l’employeur
[30] Article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 : La France
« assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction
d'origine, de race ou de religion ».
[32] Jean Merlin
(Conseiller à la Cour de cassation), « A propos des syndicats Front national
pénitentiaire et Front national de la Police», Droit social,
1998, p.565.
[33] Préférence nationale : volonté politique de réserver des avantages
aux seuls détenteurs de la nationalité française.
Préférence
ethnique : distinctions fondées sur la race, l’ethnie, la religion des
individus.
[34] Gilles Auzero,
Emmanuel Dockès, Dirk Baugard, Droit
du travail, Précis, Dalloz, 32ème édition, p.1277
[36] Cass.
soc, 9 septembre 2016, n°16-12.605 :
sur le refus de la DGT de permettre au STC de se porter candidat aux élections
professionnelles pour non-respect des valeurs républicaines
[37] Cass.
soc, 12 décembre 2016, n°16-25.793 :
« Méconnait les valeurs républicaines un syndicat qui prône des discriminations
directes ou indirectes, en raison de l’origine du salarié ».
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