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lundi 4 novembre 2019

Marie RAMBAULT - Commentaire d’arrêt : Chambre mixte, 10 avril 1998, n°97-17.870


            « Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale, et adhérer au syndicat de son choix », énonce l’alinéa 6 du Préambule de la Constitution de 1946.
Cette disposition fait de la liberté syndicale une liberté à valeur constitutionnelle, reconnue dans plusieurs décisions par le Conseil constitutionnel[1].

La liberté syndicale peut être définie sur un plan individuel comme le droit de tout travailleur ou d’un employeur de s’affilier au syndicat de son choix[2]. Elle peut être également entendue comme le fait de se retirer d’un syndicat librement ou de rester en dehors de tout syndicat[3]. Sur le plan collectif, la liberté syndicale est le droit des syndicats de se constituer librement[4].
Néanmoins, comme toute liberté, elle connait des limites et doit être encadrée.

La liberté syndicale doit être considérée comme une liberté publique fondamentale, en ce qu’elle est consacrée par les textes à valeur constitutionnelle, les traités et conventions internationales, et la loi interne. Le législateur de la IIIe République a posé le principe de la liberté syndicale, liberté qui n’était pas proclamée par les textes, comme notamment la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 du fait de l’interdiction des corporations par les révolutionnaires.

Dans un premier temps, la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 est venue interdire les corporations et l’exercice d’une activité syndicale. Malgré cette prohibition, les premiers syndicats ouvriers sont apparus dans l’illégalité[5].
Dans un second temps, la légalité de ces groupements a finalement été consacrée par la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884, avant d’être confortée pas les conventions internationales telles que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 en son article 11-1, ou encore les conventions n°87 et 98 de l’OIT en leurs articles 2.
Quant à la liberté d’exercice du droit syndical dans l’entreprise, elle a été consacrée par la loi du 27 décembre 1968, avant d’être précisée par la loi du 28 octobre 1982 ayant abouti à la rédaction de l’article L. 411-1, aujourd’hui article L. 2131-1 depuis la loi du 20 août 2008[6] relatif à l’objet des syndicats : « Les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l'étude et la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu'individuels, des personnes visées par leurs statuts ».
La seule sanction à une violation des règles de constitution d’un syndicat professionnel est prévue à l’article L. 2136-1[7] : la dissolution du syndicat à la demande du procureur de la République. Or, cette sanction à la violation de l’article L. 411-1 a été assortie d’une action en contestation de la qualité de syndicat professionnel par la Cour de cassation en 1998.

Une série de trois arrêts de principe rendus par la Chambre mixte le 10 avril 1998[8] portaient sur la recevabilité de l'action en contestation de la qualité de syndicat pour illicéité de l'objet d’un groupement. Deux d'entre eux ont eu un impact retentissant puisqu’était en jeu le système de représentativité syndicale, menacé par son instrumentalisation par le Front national, qui s'était implanté au sein des services publics de l’administration pénitentiaire[9] et de la Police nationale[10]. Était donc mise en cause l'instrumentalisation du syndicat à des fins exclusivement politiques, mais également une idéologie manifestement incompatible avec la qualité de syndicat professionnel.

Dans la première affaire relative à la contestation de la qualité de syndicat du syndicat Front national pénitentiaire, la Cour d’appel de Montpellier avait déclaré l'action en contestation de la qualité de syndicat irrecevable, et ne reconnaissait que l'action de l’ancien article L481-1, l’action en dissolution du groupement à l’initiative du parquet, notamment en raison du fait que le juge ne peut contrôler l’exercice d’une liberté publique hors les cas prévus par la loi. Cette décision fut cassée par la Chambre mixte, qui a réitéré cette position dans l'affaire du Front national de la Police (FNP).

Dans la troisième affaire relative au FNP le tribunal d’Evry, saisi en première instance par des organisations syndicales ayant été rejointes par les fédérations des syndicats CGT de la police et CFDT de l’Intérieur, avait rejeté la fin de non-recevoir soulevée par le FNP, à raison de la non-conformité de son objet l’empêchant de se prévaloir de la qualité de syndicat professionnel.  La chambre mixte de la Cour de cassation consacre cette nouvelle action en contestation de la qualité de syndicat pour illicéité de son objet, pourvu que les demandeurs justifient d’un intérêt légitime, à l’initiative de la Cour d’appel de Paris[11].  Cet arrêt fut déterminant, notamment sur les critères constitutifs d’un véritable syndicat professionnel : un groupement réservé à la défense et à l’étude du droit de ses adhérents, sans clivages ni objectifs essentiellement politiques. Les juges du fond avaient considéré que le FNP n’était que l’instrument du parti politique dont il servait les intérêts fondés sur des distinctions entre les individus.

            Après s’être vu interdire de bénéficier des droits réservés aux syndicats professionnels, et de se prévaloir de cette qualité, le FNP a formé un pourvoi assorti d’un premier moyen invoquant l’impossibilité pour une personne, autre que le parquet en application de l’article L. 481-1 ancien (article L. 2136-1 nouveau) du Code du travail, de contester sa qualité de syndicat. Pour le groupement, cela revenait à prononcer une dissolution qui ne peut, à la lettre du texte, qu’être demandée par le Procureur de la République.   

Le second moyen formulé par le FNP met en avant le fait que son activité était conforme à l’objet figurant à ses statuts, et que la décision de la Cour d’appel violait l’article L. 411-1 pour insuffisance de motifs. Le FNP considère que l’appréciation de l'activité d’un syndicat doit se faire dans le cadre de ses statuts, qui sont ici conformes à l'exigence de l'article L. 411-1.

L’intérêt majeur de cet arrêt est d’étudier l’une des limites de la liberté syndicale : l'illicéité de l'objet du groupement, se traduisant en l’espèce par le détournement de la finalité du syndicat professionnel des fins politiques. Cet arrêt vient préciser les exigences d'indépendance et de respect des valeurs républicaines, qui sont, en application de la loi du 20 août 2008 des critères de la représentativité du syndicat.

La chambre mixte, avait à répondre à la question de savoir si l’action en contestation de la qualité de syndicat professionnel d'un groupement, distincte de celle de l’ancien article L. 411-1 réservée au parquet, était recevable. De plus la Cour avait à déterminer la frontière de l'illicéité de l'objet d'un syndicat, notamment par rapport à son affiliation à un parti politique et à l'expression d’opinions.

Dans un premier temps, il sera intéressant de se pencher, sur l’encadrement renforcé de la liberté syndicale, principe à valeur constitutionnelle qu'il convient de protéger en la limitant (I), puis dans un second temps, sur ce qui détermine l’illicéité de l'objet d'un syndicat professionnel (II).

I.     L’encadrement renforcé de la liberté syndicale

Par cet arrêt de rejet, la Chambre mixte encadre l’exercice de la liberté syndicale, principe à valeur constitutionnelle qu'il convient de protéger, notamment en en prévenant les abus. Pour se faire, elle consacre l’action en contestation de la qualité de syndicat professionnel, distincte de l’action réservée au Procureur de la République (article L. 2136-1). Cette action en contestation avait toujours été rejetée par la jurisprudence, mais fut admise dans cet arrêt (A). Elle reste néanmoins cantonnée à la justification d’un intérêt légitime de la part des demandeurs (B).

A.   La consécration de l’action en contestation de la qualité de syndicat professionnel

            La Chambre mixte de la Cour de cassation, pose un attendu de principe des plus clairs, rejetant le premier moyen du FNP. En se fondant sur les dispositions relatives au principe de la liberté syndicale, elle énonce que ce principe n’empêche pas pour autant la contestation de la qualité de syndicat : « ce principe ne fait pas obstacle à ce que toute personne justifiant d’un intérêt légitime soit recevable à contester la qualité de syndicat professionnel d’un groupement ».
Comme le précise Jean Merlin[12], ce n’est pas la liberté de constitution du syndicat qui est limitée puisque le FNP a pu se constituer librement, mais c’est l’exercice de son activité par la suite qui peut faire l’objet d’une action en contestation. Cette solution marque l’encadrement nécessaire de l’exercice de cette liberté syndicale, permettant d’éviter les dérives et les détournements de la finalité de l’action syndicale. L’avocat général de la Cour de cassation, M. de Caigny, avait privilégié cette solution en affirmant que refuser la reconnaissance de cette action en contestation « reviendrait à priver quiconque du droit de dénoncer l’usage abusif d’une liberté publique »[13].
En application de l’article L. 2131-2, aucun contrôle préalable à la constitution du groupement n'est effectué, mais la Cour de cassation reconnait en l'espèce un contrôle de l’activité syndicale a posteriori, dans le cadre de son exercice. À la suite de ce contrôle de la qualité de syndicat, les juges du fonds peuvent déduire si le groupement peut se prévaloir de l’existence d’un droit syndical.

Cet arrêt marque un important revirement de jurisprudence, puisque la chambre sociale en 1994[14] avait déclaré irrecevable une action comparable, apportant ainsi une certaine sécurité aux syndicats qui ne pouvaient se voir contester leur qualité, l’article L. 481-1 étant alors interprété strictement. Il s’agissait de la première fois où la Cour de cassation était confrontée à la contestation de la qualité de syndicat d’un groupement pour illicéité de son objet. De plus, elle n'avait pas de recul sur la question et interprétait l'ancien article L. 481-1 du Code du travail comme seule possibilité envisagée par le législateur pour contester la régularité de la constitution des syndicats et la licéité de leur objet. Or, comme le fait remarquer le rapporteur Ancel[15], « l’arrêt (de 1994) se prononce en matière de violation des règles de constitution du syndicat. Or, nous sommes ici en matière de contestation de la licéité de l’objet du groupement, et de la nature syndicale de ce groupement, ce qui est différent ». En effet, pour contester la régularité de la constitution du syndicat, et pour en demander la dissolution, il faut encore que ce groupement soit considéré comme un syndicat, ce que tend à déterminer l’action en contestation de la qualité de syndicat reconnue ici. Partant, la Haute juridiction considère distinctement les deux actions, justifiant le rejet du pourvoi fondé sur la jurisprudence de 1994.

Ainsi, la seule personne recevable à agir était le procureur de la République, donnant un caractère exceptionnel à cette action.
De nombreux auteurs, dont Robert Brichet[16] ou encore Jean-Claude Javillier[17]  ont adhéré à cette position, l’irrecevabilité de la contestation par tout intéressé permettant d’éviter les rivalités entre certains groupements, des saisines intempestives, ou encore des représailles de la part d’un employeur.

C’est la position inverse qu’a décidé d’adopter la Cour de cassation, reconnaissant la recevabilité de l’action intentée par plusieurs organisations syndicales contre le FNP. Elle accueille ainsi le raisonnement des juges du fond, qui avaient distingué l’action en dissolution de l’action en contestation de la qualité de syndicat, cette dernière visant à faire constater que le groupement ne constitue pas un syndicat. Ce revirement pourrait s'expliquer par l’impossible maintien de la qualité de syndicat du FNP, puisqu’il est question de poursuite « d'objectifs d'ordre exclusivement politiques et d’idéologie discriminatoire ». Dans l'arrêt de 1994, il s’agissait d’activités illicites de denturologie, non pas qu’elles correspondent davantage à l’objet du syndicat, mais cette question attisait moins la polémique. Le parquet n'avait pas utilisé  l'article L. 481-1 du Code du travail (nouvellement article L2136-1 du Code du travail) dans l'affaire FNP, au risque que cela soit interprété comme une censure des opposants politiques.
De plus, la chambre mixte vient pallier le manque de dispositions législatives en la matière, à l’instar de la liberté d’association, puisque la loi du 1er juillet 1901 prévoit la possibilité pour les tiers d’agir en dissolution[18].

Malgré la permission de la Cour de cassation d’intenter une action en contestation de la qualité de syndicat professionnel d’un groupement, celle-ci conditionne la recevabilité de cette action à la justification d’un intérêt légitime.

B.   La recevabilité de l’action conditionnée à un intérêt à agir

            La Chambre mixte ne conteste pas la recevabilité de l’action introduite par un nombre important de syndicats contre le FNP. En effet, elle conditionne la recevabilité de l’action en contestation de la qualité de syndicat professionnelle à un intérêt légitime à agir[19]. Il s’agit ici de l’application des articles 31 et 32 du Code de procédure civile, chaque action devant être justifiée par un intérêt à agir pour que les prétentions des parties puissent être examinées et déclarées recevables par les juges du fond.
La question ne se posait pas à la Cour de cassation de justifier les conditions nécessaires pour remplir cet intérêt à agir dans le cadre de cette action en contestation de la qualité de syndicat professionnel, ce qui n’est donc pas déterminé en l’espèce. En procédure civile, la recevabilité de l’action est conditionnée à un intérêt personnel, direct, né et actuel. Or, la contestation de la qualité de syndicats par d’autres syndicats peut-elle illustrer la défense d’un intérêt personnel, procurant un avantage, une utilité à ces derniers ? Il s’agirait plutôt de la défense de l’objet même, de la raison d’être d’un syndicat professionnel, afin d’assurer la pérennité d’une liberté publique, à valeur constitutionnelle.
On peut se demander si préciser l’exigence de cet intérêt à agir en l’espèce, exigible pour toute action en justice, ne serait pas un moyen utilisé pour temporiser ce qui pourrait être interprété comme une entrave à la liberté syndicale, alors que cette action est pourtant nécessaire à sa protection. En effet, la chambre mixte a considéré en l’espèce que la Cour d’Appel « qui a constaté que les syndicats avaient un intérêt légitime à agir, a décidé, à bon droit, que leur action était recevable ». Cette formulation sous-entend que la Cour de cassation a effectué un contrôle lourd du raisonnement des juges du fond pour caractériser cet intérêt à agir. Ce contrôle est effectivement nécessaire pour accueillir cette action, pouvant vite dériver en une atteinte à la liberté syndicale en cas de saisines intempestives.

La chambre mixte fait ainsi de cette action en contestation de la qualité de syndicat une action dans l’intérêt propre du syndicat, puisque les organisations syndicales aspirent à faire respecter l’objet qui les détermine pour voir conserver leur légitimité. Comme l’affirme l’avocat général dans ses conclusions, « défendre l’usage de la liberté syndicale n’est pas contraire aux intérêts des syndicats, bien au contraire ». Référence est également faite à l’intérêt collectif[20] que cette action pourrait revêtir, puisqu’ « interdire à des personnes dont le but est de poursuivre autre chose que la défense des travailleurs »
Il souligne également le fait que cette action ne peut être refusée à l’employeur, le syndicat professionnel étant un « interlocuteur quasi permanent de l’employeur dans le domaine des relations de travail. Il ne saurait être admis que l’employeur ait comme partenaire, parfois comme adversaire, des personnes appartenant à un organisme n’ayant pas pour objet la représentation des droits des travailleurs. »

Ainsi, la recevabilité de l’action en contestation ne détermine pas la recevabilité des prétentions, conditionnées toujours au bien-fondé des moyens de fait ou de droit.
La chambre sociale a sur ce point précisé en 2000[21] que l’intérêt à agir d’un syndicat n’était pas conditionné à la démonstration préalable par celui-ci du bien fondé de son action : de fait, l’existence d’un intérêt à agir ne signifie pas que l’action aboutira. Cette affirmation permet donc de rassurer quant à l’entrave à la liberté syndicale, et la remise en cause du caractère institutionnel de la liberté syndicale.
Si les juges du fond, comme ce fut le cas en l’espèce, perçoivent un intérêt à agir et accueillent les motivations des demandeurs quant à l’illicéité de l’objet du syndicat, alors la sanction sera l’interdiction de se prévaloir de cette qualité, et la perte de ses prérogatives.

De cette recevabilité de l’action en raison de l’intérêt à agir des demandeurs, s’en suit la reconnaissance par la Cour de cassation du bien-fondé des motivations des juges du fonds, permettant de remettre en cause la licéité de l’objet du syndicat. Le FNP peut en effet être considéré comme un cas d’école au détournement de la finalité même du syndicat professionnel.

II. La précision des conditions de licéité de l’objet d’un syndicat professionnel

            Par cet arrêt, la Cour de cassation précise les conditions de validité de l’objet du syndicat. Dans son second attendu, elle proclame que le syndicat ne doit en aucun cas poursuivre d’objectifs essentiellement politiques dans son action, conformément au principe de spécialité des syndicats (A), puis impose le respect du principe de non-discrimination au syndicat (B).

A.   L’application rigoureuse du principe de spécialité

            La Cour de cassation rejette le second moyen estimant « que, par l'application combinée des articles 1131 du Code civil, L. 411-1 et L. 411-2 du Code du travail, un syndicat professionnel ne peut être fondé sur une cause ou en vue d'un objectif légitime, qu'il en résulte qu’il ne peut poursuivre des objectifs essentiellement politiques ni agir contrairement aux dispositions de l’article 122-45 du Code du travail et aux principes de non-discrimination contenus dans la Constitution, les textes à valeur constitutionnelle, et les engagements internationaux auxquels la France est partie ».

La mention de l'article 1131[22] du Code civil illustre l'illicéité de la cause du syndicat. En visant les articles L. 411-1 et L. 411-2, la Cour indique que l’illicéité porte aussi sur l’objet.
L’application du droit commun des contrats, comme l’explique Antoine Jeammaud[23], signifie que la Cour de cassation considère les statuts d’un syndicat professionnel comme un contrat, dont l’illicéité de son objet, en violation des articles L. 411-1 et L. 411-2  serait sanctionnée par la nullité.
Le FNP avait invoqué contre l’argumentation des juges du fond que ses statuts, dans leur rédaction, étaient conformes aux exigences des articles L. 411-1 et L. 411-2 concernant l'objet d'un syndicat professionnel. En précisant que la Cour d'appel retient souverainement que le « FNP n'est que l'instrument d'un parti politique qui est à l'origine de sa création et dont il sert exclusivement les intérêts », la Cour de cassation réfute cette argumentation en concentrant l’examen des objectifs du groupement sur son action, et non pas sur la formulation de ses statuts.
           
La première cause d’illicéité de l’objet du groupement soulevée par la chambre mixte en l’espèce, à côté de l’irrespect du principe de non-discrimination, est la « poursuite d’objectifs essentiellement politiques ».
Il s’agit là d’une manifestation du principe de spécialité des syndicats professionnels prenant sa source dans l’article L. 2131-1 du Code du travail[24]. Ce principe conditionne l’activité du syndicat au respect de l’objet légal et de son objet statutaire. L’avocat général avait quant à lui déclaré que la Cour de cassation avait à « apprécier si l’arrêt de la Cour d’appel de Paris a fait une exacte application du principe de spécialité », ce qui fut le cas en l’espèce.
Toute personne morale est créée en vue d’un objectif déterminé à atteindre, et celui des syndicats est la défense d’intérêts individuels et collectifs. En effet, leur objet légal relève exclusivement de la défense des droits et intérêts professionnels, ainsi que la représentation de ses adhérents, illustrée par l'article L. 2131-1 du Code du travail. La spécialité du syndicat est sa raison d'être, et la poursuite d’objectifs essentiellement politiques rendrait son objet illicite. La chambre mixte rappelle donc dans cet arrêt l'exigence du caractère professionnel de l'objet du syndicat.

En l’espèce, les juges du fond ont souverainement constaté que l’étiquette Front national était trop présente selon la chambre mixte, mais également que le FNP était sous la dépendance et servait de propagande à l’idéologie du parti au sein de la Police nationale. Le respect du principe de spécialité des syndicats étant laissé à l’appréciation souveraine des juges du fond, la Cour de cassation ne pouvait revenir sur son constat que l’on peut considérer comme bienvenu.

Antoine Jeammaud dénonce un détournement de la finalité du syndicat professionnel, une fraude à la loi, incontestable en l’espèce.
Cette instrumentalisation du FNP par le Front national dans le but de servir ses intérêts est contraire au critère de l’indépendance, repris[25] par la Position commune et conservé par la loi du 20 août 2008, critère le plus impérieux et originel pour établir la représentativité d’un syndicat professionnel[26].

Or, sans indépendance, il n'y a pas de syndicat véritable. Dans les faits, l'action de toute organisation syndicale est potentiellement politique, puisqu’ « elle permet l'expression d’intérêts individuels, participant à la formation d’un intérêt général, et peut même être interlocutrice des pouvoirs publics[27] ».
La seule mise en œuvre d’opinions politiques comme moyen de réaliser son objet ne constitue pas à lui seul un manque d’indépendance, la finalité n’étant pas dans ce cas uniquement à caractère politique. Ce que ne tolère pas la Cour de cassation en l'espèce, c'est que le FNP soit utilisé comme instrument de propagande du Front national.
 En effet, certains auteurs[28] soulignent que la poursuite d'objectifs essentiellement politiques est incompatible avec cette exigence d'indépendance des syndicats. Le fait pour un syndicat d'être lié à un parti politique ou soutenu par un employeur lui ferait perdre de sa combativité, puisque son objet ne se contenterait plus de la seule défense des intérêts de ses adhérents. À côté de la nécessaire indépendance vis-à-vis de l’employeur[29], la chambre mixte vient en l'espèce préciser le critère de l'indépendance du syndicat vis-à-vis des partis politiques. Cette absence d’autonomie met en péril la capacité pour les syndicats d’exercer librement leurs contestations.

L’illicéité de l’objet du syndicat FNP ne pouvait qu’être reconnue par les juges du fond, puisqu’en plus de poursuivre des objectifs essentiellement politiques, le groupement prône des distinctions fondées sur la « race , la couleur, l’ascendance, l’origine nationale ou ethniques », pratiques condamnées par la loi (article L. 122-45 du Code du travail, article 225-1 du Code pénal), la Constitution et les conventions internationales, et par la Cour de cassation dans son attendu de principe .

B.   L’indispensable respect du principe de non-discrimination

            La Cour de cassation énonce dans son attendu de principe les dispositions relatives au principe de non-discrimination : l’article L. 1132-1 du Code du travail (anciennement article L. 122-45), les dispositions constitutionnelles[30], et les engagements internationaux[31]. L’utilisation de l’article 1131 du Code civil pour justifier de l’illicéité de la cause du FNP est d’autant plus appropriée que ces distinctions entre les individus sont contraires à l’ordre public, et justifient à elles seules la perte de la qualité de syndicat du FNP.

Par principe, un syndicat doit être ouvert aux individus de toutes origines. Indépendamment des confessions religieuses et opinions politiques qui peuvent être utilisées comme moyens pour réaliser la défense des intérêts individuels et collectifs (et non la propagande d’une idéologie politique ou religieuse), un syndicat ne peut se prévaloir d’une idéologie fondée sur l’exclusion et prônant les discriminations. Les statuts d'un syndicat ne sauraient à l'avance exclure tel ou tel adhérent en fonction de son origine, et doivent unir les travailleurs indépendamment de celle-ci. Partant, le FNP « ne semble pas avoir sa place dans le mouvement syndical français »[32] .
La chambre mixte termine sa décision par une position des plus claires et illustrant la violation du principe de non-discrimination : le FNP « sert exclusivement les intérêts et les objectifs (du Front national) en prônant des distinctions fondées sur la race, la couleur, l'ascendance, l'origine nationale ou ethnique ». Une telle idéologie du groupement, basée sur la préférence nationale et ethnique[33] pour le maintien dans l’emploi, prônant la discrimination à l’embauche, avec un objectif d’exclusion et de discrimination dans le milieu du travail est incompatible avec l’idée même de syndicat, de défendre les intérêts individuels et collectifs de la profession.

Le fait de prôner les discriminations ne fait qu’accentuer la caractérisation de l’illicéité de l’objet du FNP en plus d'être l’instrumentalisation d’un parti politique, puisque d'une part un syndicat doit respecter une certaine « éthique syndicale », comportement respectant les valeurs républicaines, selon Jean Merlin. D’autre part, il s’agit en plus d’un syndicat représentant des forces de l’ordre devant afficher une certaine neutralité pour assurer leur mission de service public, pouvant justifier l’intransigeance de la Cour de cassation. Un syndicat représentant les forces de l’ordre est de fait assimilé au service public.

Selon les auteurs du Précis Dalloz[34], le législateur a entériné cet arrêt avec l’adoption d’un critère de la représentativité syndicale : « le respect des valeurs républicaines », remplaçant le critère obsolète de « l’attitude patriotique pendant l’Occupation ». La position commune du 9 avril 2008, antérieure à l’adoption de la loi du 20 août 2008, précisait que ce nouveau critère implique « le respect de la liberté d’opinion, politique, philosophique ou religieuse, ainsi que le refus de toute discrimination, de tout intégrisme, et de toute intolérance ». Cette position commune semble consacrer la jurisprudence FNP, la Cour de cassation ayant estimé incompatible l’exercice de l’activité syndicale à la propagande discriminatoire contraire aux droits fondamentaux.
La constatation de l'irrespect des valeurs républicaines ayant pour conséquence l’illicéité de l’objet du syndicat, dépend de l'appréciation souveraine des juges du fond. Plus tardivement, la Cour de cassation a posé le principe selon lequel la charge de la preuve en matière de contestation du respect des valeurs républicaines revient au demandeur[35]. Puis, la prise en compte des mentions figurant dans les statuts pour apprécier la satisfaction de ce critère a de nouveau été écartée, pour ne prendre en compte que la seule action du syndicat[36], tout comme la Cour de cassation a pu l’affirmer en l’espèce.
À la suite de la consécration de ce critère du respect des valeurs républicaines par la loi, impulsée par l’arrêt FNP, la Haute juridiction est revenue sur cette exigence dans un arrêt concernant le Syndicat des travaillistes corses[37], ce dernier prônant la « corsisation » des emplois. Cet arrêt est un exemple de l’insuffisance de preuve en matière d’action en contestation de la qualité de syndicat pour illicéité de son objet, qui peut faire l'objet de contestation puisqu'il s'agissait de tracts prônant la corsisation des emplois. Même si l’on constate que la Cour de cassation impose une stricte motivation de leur décision aux juges du fond, limitant ainsi l’atteinte à l’exercice de la liberté syndicale qui pouvait être reproché à l’arrêt FNP, cette solution est difficile à comprendre. Cela laisse penser que la déchéance de la qualité de syndicat n'est qu'une question d’opportunité, le respect du principe de non-discrimination étant apprécié subjectivement.


[1] Conseil constitutionnel, n°80-127 DC du 19 janvier 1981, loi sécurité et liberté ; Conseil constitutionnel,  n°89-257 DC du 25 juillet 1989, loi sur la prévention du licenciement économique et la conversation.
[2] C. Trav., art. L. 2141-1, anciennement C. Trav., art. L.411-5 sur la liberté syndicale positive du salarié
[3] C. Trav., art. L. 2141-3, anciennement C. Trav., art. L411-8 sur la liberté syndicale négative du salarié
[4] C. Trav., art. L.2141-4 : sur la libre constitution du syndicat dans l’entreprise                                                                                                                                                                                                      
[5] Gilles Auzero, Emmanuel Dockès,  Dirk Baugard, Droit du travail, Précis, Dalloz, 32ème édition, p.1265
[6] Loi du 20 aout 2008 n°2008-789 dite de « rénovation de la démocratie sociale »
[7] C. Trav., art L. 2136-1 sur l’action en dissolution du syndicat à la demande du parquet, anciennement art. L481-1
[8] Cass. mixte, 10 avril 1998, n°97-13.137 : l’action en contestation de la qualité de syndicat « Syndicat d'organisation de la profession d'ostéopathes diplômés d'Etat en kinésithérapie » est déclarée recevable en application du raisonnement des juges du fond (rejet).
Cass. Mixte, 10 avril 1998, n°97-16.970 : l’action en contestation de la qualité de syndicat « Front national pénitentiaire » est déclarée recevable en raison de l’intérêt à agir des demandeurs au pourvoi (cassation).
Cass. mixte, 10 avril 1998, n°97-17.870 : l’action en contestation contre le Syndicat « Front national de la Police » est déclarée recevable en application du raisonnement des juges du fond (rejet).
[11] CA Paris, 17 juin 1997, Dr. soc., 1997, p.185.
[12] Jean Merlin (Conseiller rapporteur à la Cour de cassation), « A propos des syndicats Front national pénitentiaire et Front national de la Police», Droit social, 1998, p.565.
[13] Conclusions de M. de CAIGNY, avocat général à la Cour de cassation, concernant les 3 pourvois du 10 avril 1998.
[14] Cass. soc, 6 avril 1994, n°91-20.764 : « La seule sanction de la violation des règles de constitution des syndicats professionnels est la dissolution, qui ne peut être prononcée qu’à la diligence du procureur de la République ».
[16] Robert Brichet, Associations et syndicats, Lexis Nexis/LITEC n°1644.
[17] Jean-Claude Javillier, Droit du travail, LGDJ, n°426.
[18] Article 3 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative à la liberté d’association : les associations fondées sur une cause ou en vue d'un objet illicite sont sanctionnées par la nullité. En cas de nullité, la possibilité est donné à tout intéressé ou au ministère public de demander la dissolution de l'association au tribunal de grande instance.
[19] Gaëlle Deharo, « Intérêt à agir », Dalloz Actualité, 1er juillet 2019.
[20] C.trav,. art. L.2132-3, anciennement L.411-11, concernant l’action dans l’intérêt collectif de la profession des syndicats
[22]  Article 1131 ancien du Code civil : « L'obligation sans cause, ou sur une fausse cause, ou sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet. »
Suppression de la notion de cause par l’Ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. Désormais, le Code civil aborde le contrôle de l’existence d’une justification à l’obligation contractée par les notions de contenu à l’article 1128 (cause objective), et de but  à l’article 1162 (cause subjective).
[23] Antoine Jeammaud, « L’échec des syndicats Front national devant la Cour de cassation », Recueil Dalloz 1998, p.389
[24] C. trav., article L.3131-1, anciennement C.trav., art. L.411-1
[25] Loi du 11 février 1950 : donnant un cadre juridique et institutionnel aux relations professionnelles, elle fixe cinq critères permettant rétablir la représentativité d'un syndicat, dont l’indépendance fait partie (indépendance, effectifs, cotisations, expérience/ancienneté, attitude patriotique sous l’Occupation)
[26] C. Trav., L2121-1 issu de la loi du 20 aout 2008
[27] Gilles Bélier, HJ Legrand, Aurélie Cormier-Le Goff, Le Nouveau droit de la négociation collective, Editions Wloters Kluwer, 6ème édition, p.75
[28] Elsa Peskine, Cyril Wolmark, « Droit du travail 2020 », Hypercours Dalloz, 13ème édition, p.557
[29] Cass. soc, 31 janvier 1973, n°72-60.076 : sur un syndicat recevant des subventions spéciales de l’employeur
[30] Article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 : La France « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion ».
[31] Par exemple, Article 14 de la CEDH ; Directive 2000/78/CE
[32] Jean Merlin (Conseiller à la Cour de cassation), « A propos des syndicats Front national pénitentiaire et Front national de la Police», Droit social, 1998, p.565.
[33] Préférence nationale : volonté politique de réserver des avantages aux seuls détenteurs de la nationalité française.
Préférence ethnique : distinctions fondées sur la race, l’ethnie, la religion des individus.
[34] Gilles Auzero, Emmanuel Dockès,  Dirk Baugard, Droit du travail, Précis, Dalloz, 32ème édition, p.1277
[36] Cass. soc, 9 septembre 2016, n°16-12.605 : sur le refus de la DGT de permettre au STC de se porter candidat aux élections professionnelles pour non-respect des valeurs républicaines
[37] Cass. soc, 12 décembre 2016, n°16-25.793 : « Méconnait les valeurs républicaines un syndicat qui prône des discriminations directes ou indirectes, en raison de l’origine du salarié ».

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